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Ecriture, nature,musique, photos
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20 septembre 2011

Pauvre bougre Sur la place du petit village un

Pauvre bougre

 

Sur la place du petit village un grand-père avait installé un pliant aussi vieux que lui, non loin de sa porte, contre le mur de basalte de sa maison, là où le platane fait une bonne ombre et, il lisait…

Il tenait son ouvrage entre ses mains noueuses, épaissies par la corne du travail manuel, avec la même délicatesse qu’il mettait à cultiver ses hortensias, de grosses boules dont la couleur bleue semblait arroser son expression de jouvence et répandre sur lui des gouttes de ciel. Non loin de ses doigts tremblants qui tournaient les pages, sa canne de châtaignier restait à sa portée. C’était son calme de savoir qu’il pourrait s’appuyer sur elle lorsqu’il devrait se redresser.

Quand j’arrivai prés de lui, il leva les yeux : car, s’il est bien de se laisser prendre aux lignes, elles doivent s’effacer devant le passage concret d’une vie humaine. Même la plus misérable vaut plus qu’une illusion de littérature. La politesse est de lui faire place et de tenter l’échange, car sans lui disparaît le sens véritable des œuvres.

Mais que cherchait cet homme sur le papier, lui dont l’instruction n’avait pas dépassé l’école primaire ? Lui dont la jeunesse avait été louée en travaux agricoles, à garder des bêtes, à faire un peu maçon, avant de trouver à l’usine de moulinage un emploi plus sûr qui lui avait laissé cependant la nostalgie des précédents ? Comme s’il avait entendu ma question informulée, il m’expliqua qu’il avait été attiré par le titre du livre : " Pauvre bougre ", une expression dont on se servait beaucoup autrefois, dit-il, pour parler de l’homme qui n’a rien et en dépit de tous ses efforts, de ses mérites, demeure dans ce rien. Sa seule consolation tient à la compassion d’autrui envers sa fatalité malchanceuse. A qui l’attribuer ? A sa personnalité, au hasard, à dieu, à la société ? Avec finesse il nota que le terme au masculin est teinté de pitié, désigne un brave type, alors qu’au féminin il prend un caractère péjoratif associé à une méchanceté méprisable. Pourquoi ?

" Pauvre bougre ", répétait-il, comme un constat qui prenait le visage de personnes qu’il avait vu vivre. Il roulait un peu les " r ", comme on le fait en patois, et je percevais dans sa litanie certes de la commisération mais aussi de l’indignation, de la dénonciation, presque une incrédulité devant un tel sort. Et aussi de la tendresse pour ce qu’il aurait pu être mais n’était pas devenu. Et voici que surgissait le contenu du livre : des moutons, des brebis, des vaches, des prés, des landes maigres, des carrés de patates à coté de masures. Pas d’argent mais du travail pour réponse aux besoins. Il avait fallu nouer les genêts qui ne coûtent rien pour en faire des toits ou des balais, fabriquer des lauzes aussi pour résister à la burle du plateau, couper du bois dans la forêt pour se chauffer, utiliser jusqu’à la cendre. Garder les calendriers des PTT pour remplacer les carreaux quand ils se cassent, conserver le moindre bout de ficelle, de carton. Des efforts incessants, une parcimonie pointilleuse dont l’unique gain avait été la survie. Je sentis en lui une fierté et une désolation qui me firent saisir que la lecture ne se résume pas à se projeter dans le monde d’un écrivain, ni à y reconnaître une part de sa propre identité.

C’est être ensemble " un pauvre bougre ", admettre son impuissance face à la difficulté de sa condition de mortel tout en étant capable de profiter des constructions extraordinaires du langage et de prendre le frais sous les branches, en conversant avec ses semblables, un bâton à proximité de la main pour revenir enfin chez soi.

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